Quai des Dames


roman d’Hélène Grosso


Faut-il que tout s'écroule autour de soi pour se résoudre à avancer ?


Le commissaire Muth se prend la tête entre les mains, les coudes sur son bureau, comme accablé. Il a fréquemment ce genre de posture théâtrale bien que sincère. Adolescent, sa mère l'avait inscrit à un atelier de théâtre pour combattre ce qu'elle pensait être de la timidité. En fait, le jeune Muth était déjà en introspection, cérébral en diable. Les cours de théâtre lui plurent à partir du moment où on ne l'obligea pas à dire le texte par cœur. Ce qu'il voulait, c'était broder avec la réalité. Il excellait dans l'improvisation corps et âme. L'expérience dura une année entière. À mi-chemin de la seconde saison, il commença à se désintéresser du jeu pour une autre passion, le tir à l'arc. En cachette de ses parents, il s'entraînait presque tous les jours dans une décharge située au confluent.
Un jour, le professeur de théâtre croise le père et lui signale l'absentéisme du jeune Muth. Alors celui-ci, fouineur professionnel, suit son fils discrètement et découvre sa nouvelle marotte, le tir. Père et fils s'entendent pour ne pas en parler à Madame Muth, très soucieuse que son fils unique ne mène pas la même carrière que son père militaire, revenu de la guerre en 40 avec une médaille, un bras en moins et un caractère exécrable. Pendant trois années, le secret reste gardé et l'adolescent suit un entraînement sérieux, son père l'a inscrit à un club. Il fait de grands progrès au tir à l'arc, puis au pistolet. Cette complicité renforce l'admiration du fils pour son géniteur et une nouvelle intimité naît. Par la même occasion, le gosse découvre que son père n'en est pas à son premier mensonge avec "maman". Il mène une double vie, fréquente les femmes et se vante volontiers de sa virilité : "Sais-tu que quand tu perds un membre comme moi mon bras, il continue à vivre ailleurs ?!... Sa vigueur s'ajoute à celle du membre entre les jambes ! Bonté ! Sa puissance est décuplée, les femmes en raffolent !". Pour un peu, si on l'écoutait, on se ferait couper un bras pour que sa vie sexuelle s'exacerbe. Ça s'est déjà vu.
Le jeune Muth après son bachot à 17 ans avec mention bien, demanda à passer le concours d'entrée à l'école de police. Sa mère répliqua "Fais d'abord ton droit". Le père déçu tapa du poing sur la table et s'exclama : "A la police, il n'y a que des branleurs !". Ça tombait bien, Muth n'avait pas envie de travailler comme un fou, il voulait garder ses escapades et sa liberté. C'est ainsi qu'il devint commissaire et célibataire.