LE KIOSQUE À MUSIQUE

de R. Bordellier
accompagnée par Hélène Grosso


Il fut un temps où les saisons étaient plus contrastées.
En juin, les jours étaient très chauds.
Après le dîner, lorsque la nuit commençait lentement à étendre son ombre et qu’une certaine fraîcheur permettait la promenade, nous descendions ma mère, mon père et moi sur les quais de la Saône. À cette occasion, nous allions fréquemment jusqu’à la place Bellecour où un kiosque proposait de temps en temps des divertissements, quelques airs connus interprétés par un orchestre, ou des clowns, ou des marionnettes…
Nous avions notre itinéraire. Pour aller, on prenait le quai Saint Antoine où les guinguettes animaient le trottoir. L’une avait ma préférence, le marchand proposait des matefaims au sucre ou à la confiture ! Au retour, on passait par la presqu’île, la rue de l’Hôtel de ville qui ne s’appelait pas encore Edouard Herriot puisque notre maire était encore bien vivant ! Tellement vivant qu’un jour je me souviens, il avait fait scandale à la maison et on avait parlé de lui autour de la table. Mon père avait lu dans Le Progrès que la maire Édouard Herriot avait répondu à un journaliste « La politique, c'est comme l'andouillette, ça doit sentir un peu la merde, mais pas trop ». Ma grand-mère Joséphine avait été outrée, son fils avait ri.

Un soir de juin 1935, mon père nous entraîne pour écouter Charles Gounod. Sur l’estrade de la gloriette, les musiciens accordent leurs instruments et mon père part les saluer. Il aime la musique, va souvent à l’opéra et joue du violon, c’est vous dire s’il apprécie ces pauses musicales. Pour ma part, je trouvais que ça grinçait trop et je préférais rester près de ma mère.
Vêtue simplement mais avec recherche d’une robe beige droite et d’un grand collier façon charleston, les cheveux courts bruns et crantés avec la raie sur le côté, ma mère s’assoit à l’écart, son sac à main en cuir sur les genoux. Ayant du subir plus jeune le triste piano de sa marraine, elle n’aime pas trop la musique… mais ce soir pimpante, elle attend son amie Lili et se réjouit de cette soirée à la belle étoile. Il fait chaud, je porte un tricot sans manche, à l’opposé de ma mère à qui l’époque interdit de montrer ses bras !
Mon père debout près de la gloriette dans sa naturelle élégance, chapeau panama d’été, chaussures noires polies par ses soins avec une chaussette en laine, en costume 3 pièces, cravate (nœud papillon les jours de fêtes), salue le chef qui est également turfiste et donc, doublement en amitié avec Charles Bordellier, comptable, musicien et spécialiste de la côte rose des chevaux sur les champs de course du Grand Camp près du boulevard Stalingrad.
Sur la place de gravier rose, quelques personnes sans complexe déplient leur siège de toile, d’autres font signe à la chaisière qui louent des chaises en ferraille pliables. Elle est installée près du cabanon aux WC, entre les deux kiosques aux fleurs, tout comme aujourd’hui en l’an 2000 !
En attendant que la musique commence, les gens discutent, des enfants courent, moi, je languis. Je n’étais pas encore sensible au gré du vent de la belle nature, à l’onde douce d’un plaisir simple.
Mais voilà qu’arrivent Sophie avec sa maman Lili, je vais enfin m’amuser ! Elles viennent de Montchat en tram, Sophie a toujours envie de courir et c’est ma meilleure copine pour m’apprendre à faire des bêtises…
L’amie de maman, Lili, est passionnée de Piaf et de Tino Rossi, elle vient ici surtout pour passer un bon moment avec son amie Suzanne. Sans chanteur, l’orchestre l’intéresse moins.
Le bavardage autour du kiosque devient un murmure. Le chef d’orchestre prend la parole pour saluer le public et annonce le programme :
- Pour débuter cette soirée, nous allons avoir le plaisir d’interpréter des airs de Faust ! Bonne soirée Messieurs et Mesdames.

Sur l’Allegretto Tempo di Valse, mon père resté près du kiosque, accompagne les cordes d’un balancement charmant, il bat la musique et parfois chante l’air léger et solennel.
Pendant que ma mère discute avec son amie, Sophie et moi jouons à cache-cache derrière les arbres près du petit bassin. Nous ne sommes pas les seules…
Le concert passe ainsi, de musique en applaudissements, de papotages en rigolades. A cette époque peu de voitures circulent, nul dérangement à l’écoute ou à la détente. Les platanes gémissent sous l’effet de la musique. La lune glisse sur son quartier, témoin d’une tendresse, d’un vagabondage et d’un élan joyeux.
Vers 10 heures après le dernier morceau, le Vivo de Jacques Offenbach, les musiciens se lèvent pour saluer le public enthousiaste. Il est temps de se séparer et de rentrer chez soi… Ma mère m’envoie chercher mon père, encore une fois je cours de l’un à l’autre…
Nous allons retrouver le chemin du vieux Lyon par les Jacobins, rue Mercière, et j’espère que mon père s’arrêtera chez Nardone pour nous permettre de déguster une coupe de glace avec sa cigarette russe... Mais soudain, alors que nous nous éloignons, on entend un appel « Charles !... Charles ! » Mon père se retourne et voit son ami le chef d’orchestre lui faire le geste de venir. Il y a dans sa voix un ton d’urgence qui décide immédiatement mon père à le rejoindre. Je les vois se parler et me demande qu’est-ce qui peut les retenir ainsi.
- Je peux aller voir papa ?
- Non Pépée, reste là.
- Pourquoi ?
- Ce sont certainement des histoires d’hommes. Si on doit savoir, on saura.
Ma mère connaissait la discrétion, et son amour pour son mari la conduisait en tout.
Donc, nous attendons sur la place Bellecour près de la rue Gasparin. Sophie est déjà partie, c’est dommage. Enfin mon père nous rejoint avec un pas précipité et on sent son inquiétude à mesure qu’il s’approche.
- Rentrons vite, dit-il. Les voisins Chabrier viennent d’avoir un accident d’auto.
- Les Chabrier qui viennent aux courses ? demande ma mère.
- Oui. Et dire que tout à l’heure après le travail, on a bu un pernod ensemble au Café des turfistes rue Octavio Mey, il voulait un tuyau pour dimanche à Villeurbanne…
- Mon Dieu ! C’est grave ?
- Je crains que oui. Maurice dit que l’auto aurait cogné le parapet du pont La Feuillée…
- Mon dieu !
- Peut-être même tombée dans la Saône… Dépêchons-nous d’aller voir si on peut aider.
Nous marchons au pas de course pour arriver 10 minutes plus tard, tout mouillés de chaud, sur le lieu de l’accident. Il y a du monde penché au-dessus de la Saône, on regarde et on commente, alarmé par l’ampleur des dégâts. La balustrade n’est pas beaucoup cassée mais des grosses marques indiquent la violence du choc. "J’ai vu la voiture arriver, dit un badaud, elle a braqué d’un seul coup et a cogné de plein fouet sur le trottoir ! Du coup, elle a sauté et rebondi sur le muret ! Ça a fait un gros bruit de ferraille puis un gros plouf…
Ils étaient nombreux dans la voiture ?
Je sais pas, j’ai pas vu."
Ma mère tient ma main fort et je la sens frémir. Je tends l’oreille au murmure de mon père à son épouse, "Il allait dans sa famille, avec sa femme et leurs enfants… "
Les pompiers arrivent, la police est déjà là.
- Il n’y a rien à faire, rentrons.

Au fond de mon lit, j’ai du mal à trouver le sommeil. Je revois l’accident catastrophique de l’éboulement de la colline de Fourvière en 1930, je me souviens de la fumée sur les ruines et de mes parents à la mine grave. Ils parlent dans la rue avec une voisine à voix basse de l’événement, des 39 morts, des centaines de personnes évacuées, des 17 immeubles détruits, tout à côté de chez nous. Ça aurait pu nous arriver !...
Et puis d’un seul coup, je revois le trottoir où ils causent, à côté de la terrasse de chez Nardonne et je me dis, Zut ! je n’ai pas eu ma glace ce soir !

LE KIOSQUE À MUSIQUE

de R. Bordellier
accompagnée par Hélène Grosso


Il fut un temps où les saisons étaient plus contrastées.
En juin, les jours étaient très chauds.
Après le dîner, lorsque la nuit commençait lentement à étendre son ombre et qu’une certaine fraîcheur permettait la promenade, nous descendions ma mère, mon père et moi sur les quais de la Saône. À cette occasion, nous allions fréquemment jusqu’à la place Bellecour où un kiosque proposait de temps en temps des divertissements, quelques airs connus interprétés par un orchestre, ou des clowns, ou des marionnettes…
Nous avions notre itinéraire. Pour aller, on prenait le quai Saint Antoine où les guinguettes animaient le trottoir. L’une avait ma préférence, le marchand proposait des matefaims au sucre ou à la confiture ! Au retour, on passait par la presqu’île, la rue de l’Hôtel de ville qui ne s’appelait pas encore Edouard Herriot puisque notre maire était encore bien vivant ! Tellement vivant qu’un jour je me souviens, il avait fait scandale à la maison et on avait parlé de lui autour de la table. Mon père avait lu dans Le Progrès que la maire Édouard Herriot avait répondu à un journaliste « La politique, c'est comme l'andouillette, ça doit sentir un peu la merde, mais pas trop ». Ma grand-mère Joséphine avait été outrée, son fils avait ri.

Un soir de juin 1935, mon père nous entraîne pour écouter Charles Gounod. Sur l’estrade de la gloriette, les musiciens accordent leurs instruments et mon père part les saluer. Il aime la musique, va souvent à l’opéra et joue du violon, c’est vous dire s’il apprécie ces pauses musicales. Pour ma part, je trouvais que ça grinçait trop et je préférais rester près de ma mère.
Vêtue simplement mais avec recherche d’une robe beige droite et d’un grand collier façon charleston, les cheveux courts bruns et crantés avec la raie sur le côté, ma mère s’assoit à l’écart, son sac à main en cuir sur les genoux. Ayant du subir plus jeune le triste piano de sa marraine, elle n’aime pas trop la musique… mais ce soir pimpante, elle attend son amie Lili et se réjouit de cette soirée à la belle étoile. Il fait chaud, je porte un tricot sans manche, à l’opposé de ma mère à qui l’époque interdit de montrer ses bras !
Mon père debout près de la gloriette dans sa naturelle élégance, chapeau panama d’été, chaussures noires polies par ses soins avec une chaussette en laine, en costume 3 pièces, cravate (nœud papillon les jours de fêtes), salue le chef qui est également turfiste et donc, doublement en amitié avec Charles Bordellier, comptable, musicien et spécialiste de la côte rose des chevaux sur les champs de course du Grand Camp près du boulevard Stalingrad.
Sur la place de gravier rose, quelques personnes sans complexe déplient leur siège de toile, d’autres font signe à la chaisière qui louent des chaises en ferraille pliables. Elle est installée près du cabanon aux WC, entre les deux kiosques aux fleurs, tout comme aujourd’hui en l’an 2000 !
En attendant que la musique commence, les gens discutent, des enfants courent, moi, je languis. Je n’étais pas encore sensible au gré du vent de la belle nature, à l’onde douce d’un plaisir simple.
Mais voilà qu’arrivent Sophie avec sa maman Lili, je vais enfin m’amuser ! Elles viennent de Montchat en tram, Sophie a toujours envie de courir et c’est ma meilleure copine pour m’apprendre à faire des bêtises…
L’amie de maman, Lili, est passionnée de Piaf et de Tino Rossi, elle vient ici surtout pour passer un bon moment avec son amie Suzanne. Sans chanteur, l’orchestre l’intéresse moins.
Le bavardage autour du kiosque devient un murmure. Le chef d’orchestre prend la parole pour saluer le public et annonce le programme :
- Pour débuter cette soirée, nous allons avoir le plaisir d’interpréter des airs de Faust ! Bonne soirée Messieurs et Mesdames.

Sur l’Allegretto Tempo di Valse, mon père resté près du kiosque, accompagne les cordes d’un balancement charmant, il bat la musique et parfois chante l’air léger et solennel.
Pendant que ma mère discute avec son amie, Sophie et moi jouons à cache-cache derrière les arbres près du petit bassin. Nous ne sommes pas les seules…
Le concert passe ainsi, de musique en applaudissements, de papotages en rigolades. A cette époque peu de voitures circulent, nul dérangement à l’écoute ou à la détente. Les platanes gémissent sous l’effet de la musique. La lune glisse sur son quartier, témoin d’une tendresse, d’un vagabondage et d’un élan joyeux.
Vers 10 heures après le dernier morceau, le Vivo de Jacques Offenbach, les musiciens se lèvent pour saluer le public enthousiaste. Il est temps de se séparer et de rentrer chez soi… Ma mère m’envoie chercher mon père, encore une fois je cours de l’un à l’autre…
Nous allons retrouver le chemin du vieux Lyon par les Jacobins, rue Mercière, et j’espère que mon père s’arrêtera chez Nardone pour nous permettre de déguster une coupe de glace avec sa cigarette russe... Mais soudain, alors que nous nous éloignons, on entend un appel « Charles !... Charles ! » Mon père se retourne et voit son ami le chef d’orchestre lui faire le geste de venir. Il y a dans sa voix un ton d’urgence qui décide immédiatement mon père à le rejoindre. Je les vois se parler et me demande qu’est-ce qui peut les retenir ainsi.
- Je peux aller voir papa ?
- Non Pépée, reste là.
- Pourquoi ?
- Ce sont certainement des histoires d’hommes. Si on doit savoir, on saura.
Ma mère connaissait la discrétion, et son amour pour son mari la conduisait en tout.
Donc, nous attendons sur la place Bellecour près de la rue Gasparin. Sophie est déjà partie, c’est dommage. Enfin mon père nous rejoint avec un pas précipité et on sent son inquiétude à mesure qu’il s’approche.
- Rentrons vite, dit-il. Les voisins Chabrier viennent d’avoir un accident d’auto.
- Les Chabrier qui viennent aux courses ? demande ma mère.
- Oui. Et dire que tout à l’heure après le travail, on a bu un pernod ensemble au Café des turfistes rue Octavio Mey, il voulait un tuyau pour dimanche à Villeurbanne…
- Mon Dieu ! C’est grave ?
- Je crains que oui. Maurice dit que l’auto aurait cogné le parapet du pont La Feuillée…
- Mon dieu !
- Peut-être même tombée dans la Saône… Dépêchons-nous d’aller voir si on peut aider.
Nous marchons au pas de course pour arriver 10 minutes plus tard, tout mouillés de chaud, sur le lieu de l’accident. Il y a du monde penché au-dessus de la Saône, on regarde et on commente, alarmé par l’ampleur des dégâts. La balustrade n’est pas beaucoup cassée mais des grosses marques indiquent la violence du choc. "J’ai vu la voiture arriver, dit un badaud, elle a braqué d’un seul coup et a cogné de plein fouet sur le trottoir ! Du coup, elle a sauté et rebondi sur le muret ! Ça a fait un gros bruit de ferraille puis un gros plouf…
Ils étaient nombreux dans la voiture ?
Je sais pas, j’ai pas vu."
Ma mère tient ma main fort et je la sens frémir. Je tends l’oreille au murmure de mon père à son épouse, "Il allait dans sa famille, avec sa femme et leurs enfants… "
Les pompiers arrivent, la police est déjà là.
- Il n’y a rien à faire, rentrons.

Au fond de mon lit, j’ai du mal à trouver le sommeil. Je revois l’accident catastrophique de l’éboulement de la colline de Fourvière en 1930, je me souviens de la fumée sur les ruines et de mes parents à la mine grave. Ils parlent dans la rue avec une voisine à voix basse de l’événement, des 39 morts, des centaines de personnes évacuées, des 17 immeubles détruits, tout à côté de chez nous. Ça aurait pu nous arriver !...
Et puis d’un seul coup, je revois le trottoir où ils causent, à côté de la terrasse de chez Nardonne et je me dis, Zut ! je n’ai pas eu ma glace ce soir !